La formule magique
Elle n' avait pas pu résister ...
Mine de rien, elle avait laissé s' écouler à côté d ' elle le flot des visiteurs attentifs aux paroles du guide et s ' était retrouvée bonne dernière du groupe. Dans ce lieu rempli d'histoire, elle pouvait sentir les pensées des auteurs d'antan flotter autour d'elle. Les sens aux aguets pour ne rien manquer de cette visite qu'elle avait tant attendue, elle se sentait ivre de bonheur et cela lui donnait tous les courages.
Profitant d ' un moment où le guide répondait à une question qui réclamait toute sa concentration, elle se dirigea discrètement sur le côté, passa sous la corde rouge qui délimitait le parcours et se glissa derrière un rayonnage. Le stress provoquait un léger tremblement dans tout son corps alors qu'elle retenait sa respiration de peur d ' être entendue.
Par une petite ouverture entre deux gros livres à la couverture gravée d ' or, elle vit le groupe s' éloigner, sages moutons suivant leur pâtre délivrant son savoir. Elle soupira et se détendit. Elle savait ce matin qu ' elle risquait de succomber à la tentation d ' être enfermée seule dans l ' immense bibliothèque du Vatican. Elle avait rêvé de cet instant depuis si longtemps ... Rome, les livres et elle !
Réalisant son audace, elle sourit et commença à déambuler silencieusement parmi les étagères. Elle se dirigeait le plus loin possible du chemin des touristes, posant son regard à la fois respectueux et ému sur les ouvrages écrits par les philosophes des temps anciens. Elle sentait en elle vibrer une corde d ' aventurière et cette idée fit pétiller son regard.
Alors qu' elle tournait le long d ' un mur pour changer de section, elle se trouva nez à nez avec un homme et sursauta. « Que faites vous là ? », dit elle un peu trop fort, la surprise ayant supplanté la nécessité de ne pas faire de bruit. Il la dévisagea d ' un regard sombre et réfléchit avant de répondre d ' une voix basse « et vous? ».
Elle prit alors conscience qu ' elle était en infraction et eut peur d ' être face à un vigile qui allait l' emmener sans ménagement vers le responsable de la bibliothèque. Son cerveau tout d ' abord pétrifié par l' effroi se remit à fonctionner à toute vitesse. Tout en détaillant l' homme qui ne l' avait pas quittée du regard, elle cherchait la meilleure réponse à donner. « Dire que j ' ai été engagée pour nettoyer ne sera pas crédible, réfléchit-elle. Non seulement je suis en short et sandales mais en plus mon accent italien est aussi éloigné de la mélodie d ' origine que mes cheveux blonds des boucles noires des italiennes.... Mais, maintenant que j' y pense, il m' a semblé lui aussi avoir un accent qui n ' a rien de celui du sud.. »
Les yeux bleus acier de l' inconnu se plissaient, signe probable qu' il allait perdre patience. « Il ressemble à un suédois comme on en voit dans les pubs pour les krisprolls. Si ça tombe lui non plus n ' est pas sensé être là . Je ne vais pas me laisser intimider. Même si je le suis quand même », pensa-t elle en redressant la tête.
« Je vous ai posé la question la première », dit elle avec autant d ' aplomb qu ' elle le put.
Bjorn (c'est comme ça qu'elle l'avait surnommé), se redressa, outré par son impertinence, et la fusilla du regard. « Même pas peur », se dit elle en cachant ses mains tremblantes derrière son dos.
Elle aurait tout donné pour qu'il disparaisse et qu'elle retrouve la solitude parmi ces livres qu'elle aimait tant. « S'il pouvait se dématérialiser et se téléporter sur sa planète nordique... Si je pouvais me concentrer tellement fort qu'il se change en statue ... Si ... » Son envie d'être seule avait mis le turbo de son imagination en marche.
Elle secoua la tête et revint à la réalité. « Tiens, il a l'air moins féroce à présent » ... L'homme avait en effet baissé les épaules et son regard semblait ailleurs, très loin de la bibliothèque, très loin d'elle. Elle en ressentit un soulagement qui la fit soupirer.
Ramené au présent par le bruit qu'elle émit, Bjorn la regarda à nouveau et prit un longue inspiration. « Je m'appelle Jérôme et ... »
« Jérôme ??!! Comment peut-il s'appelle Jérôme alors qu'il pourrait être chef d'une horde de Vikings et conquérir la terre en mangeant des boulettes et des airelles », se dit-elle (ses connaissances de la Suède étaient principalement tirées de ses visites régulières chez Ikéa). Les yeux agrandis de stupeur, elle avait arrêté d'écouter celui qu'elle continuerait à appeler Bjorn. « Excusez-moi, je n'ai pas bien compris, pouvez-vous répéter ? »
Il leva les yeux au ciel, pensa certainement (c'est ce qu'elle a interprété) qu'il avait affaire à une idiote et recommença à parler. Elle vit se former une grimace sur son visage qui ne pouvait que signifier qu'il pensait perdre son temps. « Je cherche une formule magique. » Elle ouvrit la bouche, signe de l'ampleur de son étonnement mais garda cette fois le fil de l'histoire. « J'en ai besoin pour parler aux plantes, je suis fleuriste et (« fleuriste ? Bjorn le Viking est fleuriste ? » S'il y avait eu un fauteuil derrière elle, elle serait tombée dessus de stupéfaction. « Bjorn est fleuriste ! »Jamais elle n'avait été aussi époustouflée) ... et si je ne sais pas de quoi elles souffrent je ne pourrai pas les sauver » « Bjorn veut guérir ses plantes ... c'est quoi ce délire ? »
« Quel est le rapport avec cette bibliothèque ? » lui demanda-t-elle, plus curieuse qu'intéressée. Il lui semblait ne pas avoir toute sa raison et l'intérêt qu'elle avait ressenti en entendant les mots « formule magique » était retombé comme la crêpe que sa grand-mère avait fait sauter trop fort et qui s'était collée au plafond avant de retomber sur sa tête une demi heure plus tard. Elle n'oublierait jamais ce jour-là, elle avait tellement ri que sa grand-mère, pour la calmer, lui avait lancé un verre d'eau froide sur la figure. Elles avaient alors toutes les deux eu l'air d'avoir survécu à un typhon et ça avait créé entre elles un lien indestructible.
« Est-ce que vous voulez bien m'écouter jusqu'au bout pour une fois ? » Bjorn le fleuriste avait l'air irrité à nouveau et avant qu'il ne la juge indigne de ses confidences, elle hocha la tête en signe d'obéissance. Il reprit : « Il parait qu'il y a dans cette bibliothèque un ouvrage de Zénobius d'Esperluette qui donne la formule pour parler aux végétaux. Je veux le trouver. J'en ai besoin plus que tout au monde. » Il la détailla des pieds à la tête. « Alors soit vous m'aidez soit vous vous écartez de mon chemin ». Il l'avait donc estimée digne de chercher avec lui et elle bomba le torse de fierté. Elle devenait l'acolyte du super héros, la compagne d'Indiana Jones. « Peu importe qu'il s'agisse de plantes ou de sauver le monde, je suis presque wonder woman ! » souriait-elle de toutes ses dents.
S'équipant d'une cape et d'une épée invisibles, elle le suivit sans bruit jusqu'au fond de la pièce, là où les étagères n'étaient éclairées que par quelques réverbères aux bougies centenaires. L'odeur des livres anciens l'enroba et elle s'en gorgea avec un plaisir infini. Elle allait fermer les yeux pour mieux savourer l'instant lorsqu'il la secoua : « vous regardez sur les rayons du bas, je m'occupe de ceux du haut ! ». Son ton ne laissait pas la plus infime place à une objection.
Elle tendit alors les mains et toucha les couvertures ternies par le temps, ces couvertures que d'autres avaient manipulées des centaines d'années auparavant, ces couvertures qui recelaient des manuscrits aussi précieux que les plus purs des diamants. Son pouls s'était accéléré, elle avait conscience de vivre un moment magique et ça l'impressionnait.
« Je l'ai ! » Bjorn se tenait devant elle, le visage rayonnant, un petit livre à la main. Son regard allait du sourire éclatant (« il est terriblement beau lorsqu'il sourit ») à l'ouvrage à la teinte marron vieillie. Sans attendre plus longtemps, Bjorn se mit à tourner les pages, de plus en plus vite, lisant juste quelques mots sur chacune d'entre elles. Il était tendu, elle voyait des gouttes se former sur son front. « En tant qu'acolyte, dois je le lui éponger ? »
Sa perplexité n'eut pas de réponse parce qu'à ce moment précis Bjorn laissa s'échapper quelques larmes (ce qui ruinait à tout jamais l'image du Viking invincible mais lui donnait le charme fou de la sensibilité) et commença la lecture, traduisant du latin comme s'il avait fait ça toute sa vie : « pour aux plantes parler, avant le soleil se lever, d'une cithare s'emparer et vers le sud se tourner...
(« une cithare ? Où trouve-t-on ça ? » ... « ceci dit s'il avait fallut trouver un harmonium ou une harpe, ç'aurait été plus compliqué » ... elle le vit frotter son front et écouta la suite) ...
« Mademoiselle ... Mademoiselle !! » Elle écarquilla les yeux et vit juste devant elle un horrible visage rouge de colère. « Mademoiselle, s'il-vous-plaît, pourriez-vous rester dans le groupe et ne pas traîner ? On ne terminera jamais la visite à ce train là. Ahh ces touristes, tous les mêmes, j'aurais dû prendre ma retraite plus tôt ... » Le guide s'était retourné et avait repris la tête du troupeau en gesticulant plus qu'il n'avait dû le faire durant toute sa carrière.
Les autres visiteurs, voyant qu'elle ne sortirait pas de réplique qui pourrait relancer l'animation, recommençaient à marcher en rythme, l'air à la fois intéressé et las de cette visite qui au fond ne les passionnait pas mais qu'ils seraient fiers de raconter en rentrant chez eux. Elle les entendait déjà « j'ai visité la bibliothèque du Vatican, tu te rends compte ! Des livres inimaginables, une fabuleuse leçon d'histoire, je n'oublierai jamais ! » Mon oeil ! ce que vous n'oublierez pas c'est la blonde qui a failli provoquer une crise de nerfs du guide, pour le reste j'en suis moins sûre.
Un jeune garçon qui, lui, avait préféré rester concentré sur elle, la vit sourire et lui rendit un regard complice. Ses yeux verts et son teint pâle parsemé de taches de rousseur apportait un vent d'Irlande rafraîchissant dans cet endroit aux rares ouvertures. Il devait s'appeler Connor, ou Shane. Elle ne lui posa pas la question, n'ayant pas envie d'entendre une réponse qui la décevrait.
Sous la surveillance du guide qui se retournait régulièrement pour la regarder, elle et elle seule, elle se remit à marcher tout en remplissant son coeur de la joie d'être parmi les livres. Elle en oubliait presque Bjorn, son rêve s'évaporait déjà ...
Clac ! Le cahier s' était refermé vivement sous la main de Jérôme.
« Ouais, pas mal comme histoire, un peu trop simple à mon goût, tu peux faire mieux. Et change la partie avec ton suédois par pitié, on sent trop que tu es tombée amoureuse d'Harry Potter et de Frodon. La magie, c'est banal, invente autre chose ! »
« Tu as raison, lui répondis-je, je vais réécrire l'histoire. De toute façon, qui croirait qu'il soit possible de se cacher dans la bibliothèque du Vatican ? »
La main de Jérôme dans la mienne, je l'entraînai vers une pizzeria sur la Piazza Navona inondée de soleil. De la poche arrière de mon jean dépassait le ticket d'entrée pour la bibliothèque ...