Le village dans la montagne
La randonnée de ce matin-là a commencé bien avant le lever du jour.
Assis sur les marches du gîte où nous avons dormi, nous avons enfilé nos bottines, encore un peu surpris par la couleur fluorescente des semelles et les coussins d'air qui donnaient l'impression que nous avions des pattes d'éléphant,.
Le vendeur avait certifié qu'il n'y avait pas meilleures chaussures pour grimper les sommets et, en tant que futurs sportifs obéissants, nous l'avions cru.
Eveillés par un grand bol de café accompagné de pain coupé en grosses tranches et de fromage de brebis, nous ressentons l'excitation du départ et l'impatience de nous mettre en route. Je me vois virevolter dans les alpages comme Julie Andrews dans la mélodie du bonheur, voletant de ruisseaux en cascades, parmi les fleurs dont je ne connais pas le nom mais dont la couleur vive témoigne de l'air pur qui rend le paysage plus vif. Laura Ingalls courant sur sa prairie et s'étalant de tout son long la tête la première remplace subitement Julie Andrews dans mon esprit et je me dis que je vais sagement refréner mes élans de bonheur et me contenter de marcher.
Une fois debout, il nous faut quelques temps pour maîtriser la gestion des ressorts cachés sous la plante des pieds. Pour être franche, j'ai vite compris que nous allions garder durant toute la journée une démarche légèrement sautillante qui n'aura rien de très naturel et qui sera parfaitement en phase avec les sauts des bouquetins que nous croiserons.
Main dans la main après un baiser passionné, nous restons collés l'un contre l'autre, tanguant en rythme sur nos ressorts fluorescents. L'air de la montagne aurait-il un impact sur l'amour ? Cette idée surgit soudainement dans mon cerveau comme une luciole branchée sur du 100 000 volts. Ça vaudrait la peine de faire une sérieuse étude à ce sujet ! Je note mentalement l'idée. Qui sait, s'il me vient un jour l'envie de changer de trajectoire professionnelle, je pourrai créer un nouveau concept « L'oxygène de l'amour ». Je vois déjà les affiches, les amoureux, les familles, les amis venir trouver dans mon complexe 5 étoiles un nouveau souffle d'amour. A ce moment de ma réflexion je sens la main de mon mari qui se retire de la mienne et je le vois pointer du doigt l'obscurité devant nous.
Les sommets encore sombres qui nous entourent semblent plus hauts que la veille au soleil et le ciel prend des teintes orangées et roses qui me donnent les larmes aux yeux.
« Tu es trop sensible » dit mon mari que je vois aussi ému que moi devant la beauté du paysage.
De quoi nous sustenter dans les sacs à dos répartis inéquitablement, nous posons le pied sur l'étroit sentier catégorie 3. Je ne suis pas loin de ressentir l'émotion et la fierté du premier astronaute ayant posé le pied sur la lune.
Je ne sais pas à quoi correspond le chiffre 3. Je ne demande pas. Si quelqu'un me répond que je dois franchir un ravin ou faire du rappel parmi les edelweiss, j'ôte ma tenue de montagnarde sur le champ et je pars la mer. En courant.
Mon mari semble s'interroger sur le « III » gravé sur un panneau de bois décoré d'un petite village mais il se tait lui aussi. Je continue donc à avancer, mais la mer reste ma solution de secours en cas de nécessité.
Malgré ma résolution d'éviter tout mouvement risquant d'entraîner une chute, je sautille sur le chemin, heureuse et légère, tout en sifflotant « do le do il a bon dos, ré rayon de soleil d'or ... », . Du moins jusqu'à ce que mon mari me fusille du regard et m'explique la possibilité que je déclenche une avalanche. Je regarde autour de moi. La seule neige se trouve à des milliers de km de nous. Il faut vraiment que je siffle très faux pour qu'un tas de neige se détache, dévale une telle distance et nous happe au passage. Je rends un regard noir à mon chef de cordée et je me contente de chanter intérieurement.
Pour détourner mes idées de l'envie de yodler qui me prend brusquement, je vérifie à nouveau que j'ai bien emporté tout le matériel vital . Vital d'après le roi de la randonnée qui me précède, tellement penché vers l'arrière que ses pieds ont un bon mètre d'avance sur sa tête.
Mon mari, le mâle, le chef de la meute, a en effet tenu a porter toutes les bouteilles d'eau. Je vois bien qu'il fait style « tout va bien, je gère, c'est léger « alors qu'il lutte en réalité pour empêcher son corps de se projeter vers l'arrière. Je me retiens de faire un commentaire pour ne pas heurter son orgueil et sa fierté.
Boussole dans la poche gauche, ok ! Que les choses soient claires, je ne sais pas me servir d'une boussole. Et je pense avoir beaucoup plus de chance de retrouver ma route en me fiant à mon estomac qui sera magnétiquement attiré vers tout ce qui ressemble à une cuisine fleurant bon les aromates. Mais je l'ai prise malgré tout pour éviter une leçon d'orientation.
Parce que mon randonneur de mari a préparé notre voyage sur le bout des doigts, planchant dans wikipédia des soirées durant, discutant dans des forums avec ceux qui ont franchi l'Everest et visitant les magasins d'articles de sport pour établir la meilleure liste de l'équipement à emporter. Pendant 3 semaines j'ai pu regarder en paix mes programmes préférés à la télévision sans avoir de voix off grognant « c'est débile ce truc ... les feux de l'amour devraient partir en cendres... » accompagné d'un regard désespéré « ne me dis pas que tu n'as pas encore compris qui est le meurtrier, cette série est d'une bêtise ».
3 semaines sans foot, sans ronflement (mon mari a cette merveilleuse manie de s'endormir au beau milieu des films), sans match de catch (c'est vrai que ça ce n'est pas idiot, c'est intellectuellement enrichissant. Surtout les matchs de catch des filles, n'est ce pas Chéri ? Je souris à ces souvenirs, c'est que ce n'est pas triste la vie avec celui que j'ai choisi ... )
Je replace la boussole bien au fond de ma poche.
Couteau suisse dans la poche droite, ok ! La seule utilité que je connais à cet ustensile bizarre est le tire-bouchon. Or nous n'avons pas pris de vin. Mais bon ,un cours à propos des mille utilités de cet engin n'est pas une perspective plus réjouissante que le cours de boussole, je n'ai donc pas émis de remarque.
Je réussis à rester de marbre et à cacher un fou rire au moment où mon mari enlève le sac lors de notre première halte qui a lieu 50 mètres après le départ, un caillou étant entré dans une de mes chaussures par un des coussin d'air et produisant un toc toc on ne peut plus énervant lorsque je posais et relevais le pied. Quand le sac à dos est à terre et que mon mari se redresse, son corps, déjà habitué à résister contre le poids qui l'entraîne vers l'arrière, réagit en se penchant vivement vers l'avant. Il faut une bonne dizaine de minutes pour qu'il retrouve une position perpendiculaire au sol, il oscille d'avant en arrière comme un métronome. Ses joues deviennent très pâles, l'effet balançoire ne doit pas lui convenir. Mais il ne bronche pas, mon époux est un vrai héros.
Une fois le caillou extirpé du coussin d'air de ma chaussure grâce au couteau suisse (dont j'ai découvert à cette occasion une deuxième utilité), nous reprenons notre marche. Si tout se passe comme mon Christophe Colomb de mari l'a prévu, nous devrions atteindre dans 2 heures un petit village pittoresque sur les berges d'un lac.
...
Et nous voilà, au beau milieu des alpages, nos pas rythmés par les cloches des vaches et le regard comblé de paysages de rêve.
« Regarde ma chérie, me dit mon mari qui se tenait à nouveau droit depuis que nous avions bu la dernière bouteille d'eau, le village est juste devant nous »
Je quitte des yeux les neiges éternelles brillantes comme la robe d'Elsa dans son château de glace et je reste muette d'admiration.
Le village près du lac ressemble à une carte postale. Non, mieux qu'une carte postale, un endroit magique, hors du temps. Des toits de tuiles rouges surplombent de vieux murs de pierres ornés de fleurs bleues et de gerbes de blés, des moutons et des chèvres courent librement au travers des ruelles, le jet d'eau sortant d'une ancienne fontaine lance des éclats brillants au soleil.
Et, comble de ravissement, cette merveilleuse vision se reflète dans le lac, comme s'il y avait un deuxième village dans les eaux lisses aux reflets bleu nuit. Je vois les rayons de soleil ricocher sur la surface comme s'ils cherchaient la porte, le passage, l'endroit secret par lequel ils pourraient entrer dans ce monde inversé .
Fascinée, je m'assieds sur un rocher le long du chemin et je me gorge de bonheur. Le moment est parfait. Je suis des yeux un villageois qui porte un gros panier d'osier. J'imagine les légumes fraîchement cueillis, les fruits au parfum du soleil. Je commence à avoir faim mais je ne bouge pas. Mes yeux n'en finissent pas d'apprécier les couleurs, les matières, la vie qui rayonne de ces quelques habitations typiques et du village englouti qui semble avoir sa propre histoire.
Mon mari me prend la main et m'entraîne avec lui.
« Viens, on va trouver de quoi manger. »
Au dessus de nous, un rapace déploie ses ailes et tournoie , nous accompagnant dans la descente. J'ai l'impression que je ne vivrai plus jamais un aussi beau moment.
« Ne me dis pas que tu vas verser une larme ? » me taquine mon mari. Je regarde son sourire rayonnant et ses yeux qui brillent. Lui aussi est heureux. Nous sommes au paradis.
A ceci près que le paradis n'a pas d'église, ce qui, il faut bien le dire, rend plus complexe l'accessibilité à la vie éternelle pour les habitants du village. Pas de trace d'endroit de culte dans cet endroit idéal. Je jette un coup d'oeil au lac pour vérifier que le reflet ne comporte pas lui non plus d'édifice religieux. L'air pur doit avoir un effet bizarre sur mes neurones. J'ai vraiment cru qu'à ce stade de féérie tout était possible.
« Tu ne trouves pas bizarre qu'il n'y ait pas d'église ? » .
L'estomac de mon mari me répond « L'important c'est qu'il y ait un bon souper, je ne dirais pas non pour une fondue ou une tartiflette »
Je mets de côté provisoirement l'énigme de l'église absente, bien décidée à enquêter lorsque nous aurons mangé.
Accueillis par un berger et ses moutons, nous découvrons les petites ruelles étroites. L'ombre succède au soleil et ma peau passe des frissons à la détente. Les bardages en bois foncés sentent bon, comme les parfums qui s'échappent des cuisines aux fenêtres ouvertes. ... D'anciens skis sont accrochés au dessus des portes d'entrée et des edelweiss sont gravées sur tous les volets . Je ne demande aucun renseignement à notre guide, je ne me sens pas touriste, je me sens privilégiée d'entrer dans ce monde si beau et je veux m'imprégner de chaque détail, de chaque odeur, de chaque sensation, de chaque parfum. Les faire entrer en moi pour les garder toujours.
Après un repas digne d'un restaurant 6 étoiles au moins, nous discutons avec nos hôtes sur le banc devant leur maison, face à l'immensité de la montagne qui se teinte du soleil couchant. En réalité mon mari discute tandis que je me tais, éblouie par le spectacle de la nature. Invités à rester le temps qu'il nous plaira et à profiter d'une magnifique petite chambre mansardée, nous décidons de poser nos bagages sans fixer une date de départ.
Tout aurait pu continuer comme ça, quelques jours de bonheur tout simples dans un endroit idyllique et de merveilleux souvenirs à ramener dans nos sacs à dos.. Oui tout aurait pu ... Mais cela fut légèrement différent. ..
Deux jours plus tard, lors d'une randonnée à l'est du village, nous apercevons une famille de marmottes qui détalent devant nous. Par jeu nous décidons de les suivre, franchissant un ruisseau, sautant parmi les buissons. On dirait qu'elles se prennent au jeu et nous attendent lorsque nous les perdons de vue. Après un moment de course dans les pâturages, nous franchissons un épais massif feuillu et nous nous arrêtons, essoufflés. Les mains posées sur nos genoux pour reprendre notre respiration, nous levons la tête et c'est là que nous la voyons ...
Une jolie petite chapelle toute blanche, au long toit pointé vers le ciel. Elle était si bien cachée dans un renfoncement de la montagne qu'on ne pouvait en deviner la présence. Je me rappelle mon enquête du premier jour... J'avais tenté de questionner les villageois à propos de l'absence d'église, ils avaient tous détourné la conversation. J'avais même essayé de soudoyer un petit garçon en lui proposant mon couteau suisse et ma boussole mais il n'avait pas éventé l'existence de la chapelle. Le sujet semblait tabou. Je n'avais pas insisté pour ne pas les mettre mal à l'aise. Personne n'avait mentionné son existence. Nous avions pensé que ce village devait avoir résisté à l'offensive spirituelle et que les villageois descendaient à la ville pour les mariages et les enterrements.
Nous nous trompions donc, il y a bien un lieu de culte, et il n'a rien de honteux au point de devoir le cacher. « C'est bizarre » dis je à mon mari, qui me répond d'un hochement de tête.
Comme le hasard fait bien les choses, une cloche sonne au moment où nous examinons de loin la chapelle mystérieuse. « Elle est donc en activité », me dis je, encore plus surprise. Nous entendons un bruissement de feuilles non loin de nous. Quelques villageois s'avancent par un chemin caché dans les buisson, jusqu'à la porte d'entrée. Ils ne nous ont pas vus. Lorsque le dernier est entré dans l'édifice, nous décidons de les suivre. Il fait sombre à l'intérieur. Il fait froid aussi. On entend le bruit des chaises sur les grands pavés noirs, quelques murmures de voix et le grincement d'une lanterne se balançant doucement au dessus de l'autel. Les vitraux multicolores parent les rayons du soleil de couleurs douces et chaudes avant qu'ils ne se dispersent joyeusement à l'intérieur.
Nous nous asseyons à la dernière rangée. Quelques villageois se retournent vers nous et se regardent, perplexes. Ils semblent se demander s'ils peuvent nous autoriser à rester.
« C'est bizarre, non ? » Je regarde mon époux un peu inquiète. Mon imagination m'emmène vers la possibilité de participer à un rite satanique ou une cérémonie de magie noire.
Il n'a pas le temps de me répondre, juste celui de me prendre la main, que le prêtre entre dans la chapelle, venu d'on ne sait où.
C'est à partir de ce moment-là que nous oublions tout, la montagne, le village, le lac, les marmottes, même la fondue et le couteau suisse. Nous sommes tout entiers pris par ce qui se passe dans la chapelle secrète et nous ne savons pas encore que ça dépassera tout ce que nous avons jamais connu..
Le prêtre, de taille assez petite et rondouillard, arbore une chasuble comme on n'en voit plus depuis les films de Don Camillo. Le tissu écru est orné de dentelles et une étole rouge vif est posée par dessus. Il a dû acheter sa tenue de prêtre alors qu'il était jeune et mince parce qu'elle est un peu trop longue et surtout trop étroite, et qu'elle moule son ventre rebondi. Je pense à un excès de tartiflette et, pour me rassurer, je pose négligemment une main sur le ventre de mon mari. Tout va bien, pas de signe d'excès de fromage alpin.
Don Camillo (je le surnomme ainsi intérieurement) se met à psalmodier en patois local auquel je ne comprends pas le moindre mot. C'est assez festif, il gigote en tout sens et semble très inspiré. Les villageois ne bronchent pas. Nous non plus. Je me détends, le spectacle est particulièrement amusant.
Après un quart d'heure de chants étranges, Don Camillo attrape un seau doré et un aspersoir. J'entends aussitôt un festival de claquements et je vois des dizaines de parapluies de toutes les couleurs s'ouvrir. Tout va très vite. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qui se passe que je reçois un jet d'eau sur la tête. Pas quelques gouttes, non, une véritable trombe d'eau. Mon brushing tout frais du matin s'aplatit comme une méduse sur la plage et j'étouffe, n'ayant pas eu le réflexe de fermer la bouche au moment du déluge. Après m'être frottée le visage, j'aperçois entre mes cils lourds de mascara le prêtre qui rejoint son autel, tenant son seau vide. Il le balance d'avant en arrière comme pour rythmer sa marche vers le lieu sacré. Je regarde mon mari. Il dégouline et a l'air aussi ahuri que moi. Les villageois replient leurs parapluies, les secouent et les reposent méhodiquement à côté de leurs chaises. Ils n'ont aucune trace de ce tsunami d'eau bénite. J'ai l'impression qu'ils évitent de nous regarder. Je les remercie par télépathie.
Je réprime un frisson, mes vêtements étant tout autant bénis que ma tête. Le prêtre a disparu dans un passage derrière l'autel. J'en suis à me demander si on ne pourrait pas discrètement sortir nous réchauffer au soleil lorsqu'il réapparaît, vêtu cette fois d'une aube vert pomme. Un peu courte celle là, mais heureusement plus large que la précédente. Je me rappelle avoir lu qu'anciennement les prêtres changeaient de tenue pour chaque partie de l'office religieux. Nous avons donc affaire à un prêtre d'antan et je me demande ce qu'il va se passer après l'épisode aquatique. Je vois dépasser les dentelles de l'aube écrue au niveau des bras et du bas du nouvel accoutrement de l'homme d'église. Il ne s'est pas déshabillé, il a juste enfilé la nouvelle aube par dessus.
Pendant près d'une heure nous assistons au défilé de mode le plus surprenant de toute l'histoire des défilés de mode. Le prêtre s'éclipse toutes les 10 minutes et revient avec une nouvelle aube enfilée par dessus la précédente. Il ressemble de plus en plus à une tour, ou une énorme boule de Noël. Mon mari n'en peut plus, à chaque changement de tenue il me murmure une couleur et parie 10 euros. Il gagne pour le pourpre et le doré. Par contre il ne prévoit pas le rose et le jaune. Moi non plus. Je me demande d'ailleurs si c'est bien réglementaire et si le vatican approuverait. Les rires réprimés de mon mari me gagnent petit à petit. J'en oublie même la plate coiffure qui est la mienne.
Je ne sais pas que le meilleur reste à venir...
Pendant le dernier changement de look un acolyte venu de nulle part surgit avec une longue chaîne au bout de laquelle fume un encensoir qui ressemble à la lampe magique d'Aladin.
Don Camillo revient (je crois entendre un orchestre de cuivre créer l'ambiance) et tournoie sur lui même comme une toupie noire à pois roses pour rejoindre son enfant de choeur. Son aube noire, la dernière, a dû rester dans une armoire non protégée par la naphtaline, les mites ont grignoté des trous un peu partout. J'agrippe le bras de mon mari pour chercher du soutien afin de garder mon sérieux et je fixe un mouton sur un vitrail pour penser à autre chose. Je sens que mon visage devient chaud (et certainement très rouge) à force de me retenir de rire
Don Camillo, le bras levé comme la statue de la liberté, tient le bout de la chaîne et fait osciller l'encensoir alors qu'il passe dans la travée centrale. Il sourit béatement et ses paupières clignotent comme un feu rouge court circuité. Je me demande quelle sorte d'encens il utilise.
Les villageois sortent de leurs poches un foulard dont ils entourent le bas de leurs têtes. Ils ressemblent tous à des hors la loi. Mais aucun ne tousse sous l'afflux de fumée qui traverse les rangées. « Ils ont une technique efficace » me glisse mon mari en fouillant dans le sac à dos à la recherche de quelque chose qui puisse empêcher notre asphyxie.
Mais il se passe soudainement quelque chose d'incroyable.
L'encensoir, balancé avec un peu trop de force, s'accroche dans la dentelle écrue de la première aube,qui dépasse au niveau des chaussures du prêtre. Se tortillant comme un ver, le bras toujours tendu et la chaîne en main, il tente de le décrocher mais n'y arrive pas. L'acolyte, apercevant l'accident, se précipite dans l'allée mais c'est trop tard, l'encens passe au travers des couches de tissus et enrobe Don Camillo qui suffoque. Mon mari ne peut plus se retenir et éclate de rire. Je lui écrase le pied pour le faire taire, sous les regards mi offusqués mi hilares des villageois. L'encens qui est entré sous les aubes colorées s'échappe à présent par les trous roses et on n'aperçoit presque plus le prêtre.
Nous ne saurons jamais si c'est de rage ou de dépit, mais c'est à ce moment là que le prêtre a décidé de quitter la chapelle. Il a piqué un sprint vers la porte principale, a attrapé des skis à roulettes qui se trouvaient contre le mur, s'en est chaussé et a dévalé la pente avec toutes ses aubes, dans un gros nuage d'encens. Accourus sur le pas de la porte, nous avons vu sa trace s'évanouir dans la vallée.
Nous avons empoigné nos sacs à dos et nous nous sommes enfuis. Des larmes coulaient sur nos joues et nous avions mal au ventre de rire. Nous avons rejoint le village. Nous n'avons parlé à personne de la chapelle. Ceux qui nous y avaient vus ont fait comme si de rien n'était.
Jamais nous ne revîmes le prêtre.
Lorsque nous sommes redescendus au gîte, les nouveaux randonneurs nous ont demandé si le village valait le déplacement. Nous avons répondu un grand oui. Nous n'avons pas parlé de la chapelle. Si leur destin veut qu'ils s'y rendent, c'est beaucoup mieux qu'ils aient la surprise totale.